Des modèles mathématiques des procédés industriels à la modélisation des systèmes humains, donc complexes.
Cher Jean-Louis,
Voici une occasion qui m’est donnée de te dire l’influence positive que tu as eue dans ma vie professionnelle et intellectuelle. Si tu étais bien l’organisateur des événements auxquels j’étais présent, j’ai rarement eu le temps de te dire le rôle éminent et caché que tu as joué pour moi, comme cela a sûrement été aussi le cas pour beaucoup de ceux qui ont participé à l’aventure que tu nous as proposée. C’est avec joie que je voudrais, en guise de merci, lever le coin du voile et te rendre hommage en révélant quelques externalités positives, comme les nomment les économistes, de ton action. Pardon d’avance si je dois parler de moi pour faire comprendre ce que tu m’as apporté.
J’ai été formé à la modélisation mathématique de la dynamique des systèmes dans l’équipe de Jacques Richalet, le GERBIOS (Groupe de Recherches en Biosystème) où j’ai passé une thèse sur le métabolisme de l’iode en lien avec l’hôpital d’Orsay. Le physicien que j’étais a choisi cette équipe qui me permettait, en plus d’une position d’assistant à l’université Paris-VI, de travailler sur des contrats européens du GERBIOS.
Le livre de Jacques Richalet « Identification des systèmes par la méthode du modèle », a joué pour moi un rôle d’initiation à une posture scientifique de modélisateur que j’ai adoptée pendant 14 ans, quatre ans au GERBIOS, puis dix ans à l’Université de Technologie de Compiègne où Guy Deniélou, son président, m’avait demandé de mettre en place les enseignements d’automatique, en insistant sur la création de travaux pratiques proches de la réalité industrielle et sur l’organisation de visites dans les salles de contrôle de la région picarde.
Pendant dix ans j’ai noué des contacts avec tous les ingénieurs automaticiens de la région, à cette grande époque où il s’agissait d’automatiser les processus industriels, en remplaçant les opérateurs qui le plus souvent conduisaient les réacteurs chimiques à la main ou à l’aide de régulateur analogique PID (régulateur à action proportionnelle, intégrale, dérivée). La grande aventure de la discipline a été évidemment d’informatiser les salles de contrôle : la première phase a consisté à remplacer le régulateur analogique par un régulateur numérique, mais rapidement, les industriels ont compris qu’ils pouvaient aller plus loin et changer complètement la philosophie du contrôle en modélisant les processus à l’œuvre et en en déduisant une commande optimale aux résultats bien supérieurs à ceux obtenus par les opérateurs. J’ai vécu à fond cette évolution ou révolution philosophique et technique en en tirant les deux principes généraux suivants :
« On ne conduit bien un procédé que si l’on connaît bien la dynamique des processus qui s’y déroulent et, pour cela, il est indispensable de construire un modèle qui permet de reproduire ce qui se passe entre l’entrée du système et sa sortie».
« Toute personne qui sait conduire un procédé a construit dans sa tête, de façon consciente ou inconsciente, explicitement ou implicitement, un modèle qui lui permet d’anticiper la dynamique d’une cause sur les effets qu’elle engendre. En résumé on pourrait dire : « modéliser permet de bien conduire », « savoir conduire implique d’avoir modélisé ».
La raison fondamentale de ces deux principes réside dans la capacité de simulation d’un processus que donne le modèle, simulation qui est une opération relativement facile à réaliser numériquement, que les équations soient linéaires ou non linéaires avec des méthodes du type Kutta-Merson ou aux différences finies. J’ai donc modélisé les processus Bio-physico-chimiques en questionnant d’une part les opérateurs sur leurs connaissances empiriques et d’autre part les théories existantes. L’objectif était pragmatique : informatiser la commande des procédés qui était jusque là réalisé par les opérateurs.
Pour ma thèse, j’ai modélisé le métabolisme de l’iode, puis j’ai modélisé la cuisson Kraft pour la production de pâte à papier, plusieurs polymérisations de produits chimiques complexes. J’ai aussi informatisé la conduite d’un réacteur de cracking catalytique, préparer l’informatisation de la conduite d’une centrale nucléaire.
Je faisais alors huit heures de codes informatiques par jour pour rechercher le meilleur modèle et le meilleur algorithme qui me permette de rapprocher les données simulées par le modèle aux mesures effectuées sur le procédé lui-même. Une fois le modèle bien identifié, l’élaboration de la loi de commande est un jeu d’enfant, ce que les industriels ont toujours eu du mal à comprendre. Je me souviens de la réponse à l’appel d’offres de la société Sovirel qui voulait automatiser un four à verre de qualité optique, et qui a refusé notre offre parce que nous avions prévu 16 mois pour l’élaboration du modèle et six mois pour la loi de commande. Nous avons dû refaire notre copie en égalisant les deux opérations à un an chacune. Or en réalité, nous avons travaillé 18 mois sur le modèle qui était très compliqué et seulement trois mois sur la loi de commande.
En 1980, Jean Vanier, un philosophe-éducateur, créateur des communautés de l’Arche où vivent, dans des foyers de type familial des personnes avec un handicap mental, des éducateurs et de jeunes bénévoles, me propose d’accompagner un groupe de trois adultes autour de la trentaine qui souhaitaient quitter les foyers avec éducateur permanent pour tenter l’aventure de l’autonomie. Aucun d’entre eux ne sachant lire, ni écrire, ni compter, ils avaient besoin d’un accompagnateur bénévole. René, l’un des trois, est venu me voir pour me dire : « Gilles, je veux être autonome, mais moi tout seul pas capable, j’ai besoin de ton aide ».
Ce qui m’est apparu alors comme un oxymore, s’est planté dans mon cœur et est devenu le socle d’une nouvelle aventure scientifique. J’ai mis trois ans à découvrir la profonde vérité de cette demande qui m’a permis de comprendre la différence entre l’autonomie et l’indépendance. L’indépendant cherche à se débrouiller tout seul, l’autonome cherche à réaliser des projets audacieux et doit trouver l’aide dont il a besoin pour les réaliser, car il est bien conscient de ne pas pouvoir y arriver tout seul. La condition de la démarche d’autonomisation est donc de « savoir discerner ce que l’on est capable de faire seul et de savoir demander et obtenir l’aide dont on a besoin pour réaliser ses projets ! ». La grande compétence utile, voir nécessaire, n’est donc pas telle ou telle aptitude mais la capacité à trouver dans son réseau relationnel la personne à la fois disponible, compétente et en qui on peut avoir confiance, qui nous aidera là où nous sommes dépassés. L’humilité est à la base de l’autonomie alors que l’orgueil est au fondement de l’indépendance : l’affirmation « Je n’ai besoin de personne… en Harley-Davidson ! » s’oppose à une demande où l’on reconnait, comme René, que « Moi tout seul pas capable ».
Pendant trois années, j’ai passé mes mercredis soir dans cette petite unité où j’ai découvert une humanité profonde et des processus tout à fait étonnants : un homme est tombé dans l’alcoolisme et au fond du trou, a été aidé par un ancien alcoolique de l’association « vie libre » à s’engager dans une cure réussie, et surtout à participer à un réseau chaleureux d’anciens alcooliques guéris. J’ai observé un autre homme partir dans la violence auprès de ses proches d’abord, puis dans la rue, ce qui l’a conduit au poste de police. J’ai passé cette nuit mémorable auprès de lui, occasion unique où il m’a raconté son enfance inimaginable de duretés, de souffrances et de malheurs successifs… Puis j’ai vu cet homme se redresser mois après mois, remplacer sa violence par de la parole, redevenir capable de relations sociales et d’un travail non protégé.
Après trois ans de ce régime, je suis allé voir mon Président d’Université pour lui dire que je ne pouvais plus passer mes journées à écrire du code, que j’avais découvert un autre univers tellement plus humain auprès des personnes que j’accompagnais et que je souhaitais passer de la conduite des procédés industriels à la conduite des systèmes humains, de la modélisation des processus Bio-physico-chimiques à celle des processus de résolution de conflits et de (re)construction de la confiance. L’ouverture d’esprit de ce grand homme m’a permis de réaliser un saut disciplinaire improbable de « l’Automatique » vers les « Sciences de l’information et de la Communication ».
L’accord obtenu, me voilà en 1983, devant un immense chantier. Lire des centaines d’ouvrages sur la communication et mettre en place des outils pour étudier les processus communicationnels. Deux livres ont alors joué un rôle capital : le premier ouvrage de communication que je lis, est écrit par Paul Watzlawick : « Une Logique de la Communication ». J’y découvre des axiomes, des principes et des processus que je viens de vivre et qui éclairent mon expérience d’accompagnateur. Notamment deux pages sur le dilemme du prisonnier où l’auteur signale le lien qu’il y a entre ce « jeu non coopératif » et la construction de la confiance, processus que je souhaite avant tout comprendre et peut-être modéliser… mathématiquement !, ce que la théorie des jeux rendait envisageable. J’ai passé quelques années à faire des calculs et des hypothèses dans ce sens avec quand même un résultat majeur : La confiance peut être représentée par un couplage des revenus des acteurs ; tenir compte non seulement de son revenu propre lors d’une interaction, mais aussi du revenu de l’autre, devient une façon de traduire la confiance qu’on fait à l’autre. Celui-ci, d’adversaire devient de cette façon, un partenaire. La méfiance au contraire, induit une attitude où l’on se réjouit quand l’autre perd et où on se désole quand l’autre gagne. Les revenus sont alors non seulement découplés mais couplés négativement. J’aurais pu continuer longtemps ces petits calculs, si satisfaisants pour l’esprit et qui ont donné lieu à un article dans la revue « pour la science » : « Les mathématiques de la confiance » qui nous a valu un abondant courrier.
C’est alors qu’entre en scène, un petit bouquin que me prête un collègue, Jean-François Guyonnet, spécialiste en sécurité des systèmes, qui s’appelle : « Théorie du Système Général », de notre ami Jean-Louis, que je ne connais absolument pas. Et c’est la révélation !
Je découvre qu’il est possible de modéliser un processus sans passer par les équations différentielles ou par la théorie des jeux. Aux quatre règles de la méthode Cartésienne s’adjoignent quatre règles apparemment antagonistes et pourtant complémentaires de la modélisation du système général.
« Un système n’est pas un ensemble » comme semblent dire les nombreuses définitions présentées dans la littérature :
« Un système est une association de parties en interaction pour réaliser un projet ».
Pour rentrer dans l’intelligence d’un tout, il nous conseille d’examiner son projet. La téléonomie permet, à partir de l’examen des objectifs que semble se donner le « tout », d’entrer dans la compréhension des processus qui interagissent pour atteindre la finalité recherchée. Les processus peuvent être décrits de façon formelle, par une description langagière précise, rigoureuse sans qu’il soit besoin de les représenter mathématiquement. Un plan d’étude des systèmes est décrit : « Finalité, Structure, Evolution, Activités, Contexte ». Une approche méthodologique précise est proposée : étudier la genèse du système, ses fonctions, sa raison d’être. J’ajouterais trois autres points de vue :
- étudier les défaillances du système qui nous en apprennent beaucoup sur les processus cachés qui se révèlent alors,
- étudier les systèmes dans leur excellence, lorsqu’ils sont managés par des experts exceptionnels,
- étudier les systèmes dans leur dégénérescence qui les mène à leur extinction.
Prenons un exemple simple pour faire comprendre la pertinence de la démarche de modélisation des systèmes proposés par Jean-Louis : Pour modéliser « La conduite automobile » , considerons :
- Finalité : piloter l’automobile d’un point A à un point B en sécurité.
- Activité : démarrer, accélérer, freiner, changer de vitesse, tourner le volant en respectant le code de la route…
- Evolution : déplacement du véhicule : accélération, vitesse, position en temps réel, consommation, évolution de tous ces paramètres que l’on peut suivre grâce aux appareils de mesure.
- Structure : la cabine de pilotage (siège, tableau de bord, organes de commande, pare-brise, rétroviseur, …) et la relation homme-machine.
- Contexte : le réseau routier, la circulation, les panneaux et les feux.
- Genèse : étape de l’apprentissage de la conduite que les auto-écoles sont les mieux à même de nous expliquer : modalités et automatisation de la prise d’information, des actions à coordonner, des décisions à prendre, apprentissage et respect du code de la route…
- Raison d’être : besoin de déplacement sur longue distance des personnes, là où il n’y a pas de transports en commun pratiques.
- Fonctions : accélération, freinage, changement de vitesse, orientation du véhicule, surveillance des paramètres la conduite, entretien du véhicule.
- Défaillances : examen des différentes causes d’accidents et de leurs conséquences que nous révèlent les rapports de police, les garagistes et les médecins…
- Excellence : entretien avec les pilotes de rallye ou de formule 1 pour connaître leurs stratégies et tactiques de pilotage et les indicateurs pertinents à prendre en compte. Cela permet de découvrir de nouveaux processus : élévation de température des pneumatiques, importance de l’équilibrage des masses du véhicule, nécessité d’anticiper les virages par mémorisation ou grâce au copilote, élaboration à l’avance d’un profil de vitesse…
- Extinction : examen de la façon dont le grand âge amène petit à petit à perdre le contrôle du véhicule : perte d’attention, de vision, d’audition, de réflexes…
On aura compris sur cet exemple didactique les services que peuvent rendre les différentes questions auxquelles « la Théorie du Système Général » nous propose de répondre. Nous aboutissons à une description d’une grande précision sur le procédé dont nous pouvons alors proposer un modèle qui, s’il ne peut jamais prétendre à l’exhaustivité, fera la synthèse des connaissances auxquelles nous pouvons accéder sur lui, à un moment donné de notre enquête.
Voilà l’éminent service, la voie que nous a ouverte Jean-Louis, voilà « la réponse » aux multiples questions du jeune chercheur que j’étais, voulant trouver un moyen de passer de la modélisation mathématique à la modélisation formelle des systèmes.
C’est en 1985 que j’ai participé à Aix, à la première réunion du groupe de chercheurs interdisciplinaires réunis autour de Jean-Louis Le Moigne. J’ai pu présenter mes premiers résultats de recherche obtenus sur le dilemme du prisonnier, ses liens avec la dynamique de la confiance et sa nouvelle description langagière sous forme de « Peurs, Attraits, Tentations» que ressentent deux acteurs du dilemme qui allait devenir quelques années plus tard la méthode PAT-Miroir. Je me souviens encore de l’introduction de Jean-Louis lors de cette assemblée nous encourageant à faire le choix de l’interdisciplinarité, bien que ce choix ne soit pas reconnu par les instances Universitaires (Commissions de spécialistes et Commissions Nationales Universitaires, juge de paix de toute nomination et de toute promotion !).
Je me souviens également de l’intervention d’Yves Barel comme d’un sage nous transmettant son expérience personnelle de la modélisation des systèmes, avec cette idée totalement nouvelle pour moi qui consiste, lorsqu’on est confronté à une situation où deux logiques à la fois s’affrontent tout en étant complémentaires (ce qu’Edgar Morin appellera et développera sous le nom de « dialogique »), à faire de la « godille » de l’une à l’autre en veillant à ce que le rythme de passage soit adapté aux nécessités du contexte. C’est doté de toutes ces clés que je me suis lancé dans une habilitation à diriger des recherches sur la communication interpersonnelle. Cet effort aboutira au travail que j’ai intitulé : « L’Homme Communique Comme Unique : Modélisations Systémiques de la Communication Interpersonnelle Finalisée », soutenue en octobre 1989, après avoir étudié quelque 300 livres traitant de la communication interpersonnelle, de la psychologie, de la sociologie, de la théorie de l’apprentissage, de l’anthropologie, de la philosophie…
Nommé professeur contre toute attente dès octobre 1989, j’ai organisé en 1990 avec mon collègue Jean-François Guyonnet, spécialiste de la sécurité des systèmes, un colloque intitulé « Du Mépris à la Confiance » réunissant le monde de l’entreprise et celui des travailleurs sociaux, sous la présidence d’Hervé Séryiex et de Jacques de Bourbon Busset, tous deux chantres de la confiance, l’un en entreprise, l’autre dans les relations sociales et citoyennes. Mon rêve était alors d’y réunir les deux personnes qui m’avaient permis d’effectuer ce virage à 180° dans ma carrière, qui avait abouti au résultat inespéré de ma nomination comme professeur des Universités à savoir : Jean Vanier et Jean-Louis Le Moigne. Le premier m’a répondu tout de suite favorablement, Jean-Louis a pris quelques précautions avant de s’engager, en me demandant de lire mon travail d’habilitation. Cette lecture faite, il a envoyé son accord ! On trouve son intervention dans les actes du colloque : « Du Mépris à la Confiance », à côté de celle de Jean Vanier, deux interventions on ne peut plus différentes sur le fond comme sur la forme, mais curieusement à l’amble sur l’importance à donner à la confiance dans nos relations humaines, sociales et professionnelles.
Sur la lancée de ce colloque, nous avons construit avec Jean-François Guyonnet et Bruno Pouzoullic la méthode PAT-Miroir dont l’objectif est la (re)construction de la confiance dans les organisations.
Grâce aux nombreux séminaires organisés par Jean-Louis à Aix, véritables bouffées d’oxygène dans nos recherches, j’ai, petit à petit, construit un réseau de chercheurs amis dans différentes disciplines, ce qui m’a conduit, à la demande du Président de mon Université et du Directeur du Département «Technologie et Sciences de l’Homme», à présenter en 1992 un dossier de demande d’ouverture d’un DEA orienté vers la modélisation des systèmes complexes et l’inter-culturalité. Il s’agissait avant tout de prendre date, car il est extrêmement rare qu’une équipe qui vient de recevoir le label « Equipe d’Accueil » l’année précédente, puisse ouvrir un DEA dans la foulée et surtout sur un thème si peu orthodoxe. On lui demande d’abord de faire ses preuves en produisant des thèses de qualité ! Jean-Louis, sollicité pour parrainer le projet, qu’il approuvait évidemment sur le fond, ne donnait pas une chance de succès sur mille à cette initiative ! Miracle, à son premier examen, ce projet est approuvé à titre expérimental pour deux ans ! Il n’y avait alors que les Sciences de l’Information et de la Communication pour une telle aventure et une telle prise de risque. C’est à son président de l’époque, Jean-Baptiste Carpentier, et à celui qui le remplacerait, Hugues Hotier, que l’on doit sûrement ce résultat incroyable ! Il faut préciser qu’ils faisaient partie tous les deux du jury de mon habilitation à diriger des recherches ! L’aventure du DEA s’est poursuivie jusqu’à l’instauration des Masters en 2002 où j’ai passé la main. La « journée avec… » un chercheur de haut niveau concluait l’année : Jean-Louis mais aussi Edgar Morin, Bruno Latour, Jean-Pierre Dupuy, …
Dès sa création, j’ai fait partie du C.A. de « l’Association Européenne pour la Modélisation de la CompleXité » (AEMCX) dont les membres sont devenus de véritables amis scientifiques, un lieu ouvert où je pouvais vivre concrètement les bienfaits de l’interdisciplinarité. La conférence annuelle me permettait d’entendre des économistes, des sociologues, des philosophes, des psychologues, des psychanalystes, des architectes, des historiens et des juristes… manier les mêmes concepts, mettre en place les mêmes postures scientifiques, se référer aux idées constructivistes où les frontières disciplinaires ne faisaient plus obstacle à la coopération des différentes expertises requises dans la réalisation de projets complexes.
C’est ainsi que j’ai été embarqué dans le projet le plus extraordinaire que j’ai jamais vécu de ma vie de chercheur, sous la direction éminente de Gilles Hériard-Dubreuil : le projet « Ethos » destiné à rechercher, avec la population vivant dans les territoires contaminés par la catastrophe de Tchernobyl, les voies et moyens d’améliorer leur qualité de vie. Ce projet auquel j’ai participé pendant six ans au rythme d’une mission de 10 jours tous les trois mois, était incroyable par le nombre de ses dimensions : scientifique, politique, économique, sanitaire et sociale, familiale, pédagogique, agricole, interculturelle, écologique… Nous étions engagés en tant que chercheur mais aussi entend que personne et citoyen du monde solidaire d’une population dont, il faut bien le dire, personne ne se souciait, ni ne se soucie aujourd’hui encore, en dehors des zones concernées, peuplées quand même par près de 6 millions de personnes, en Russie, Biélorussie et Ukraine. Nous y avons découvert un degré de désespérance de la population et un état de santé des enfants alarmants.
Six ans plus tard, après avoir organisé un colloque international à Stolyn (Biélorussie), nous avons eu la satisfaction de voir que la politique de ce pays (le dernier en Europe qui se dit encore communiste) a changé et a adopté nos conclusions qui se résument ainsi :
« Il y a une nécessité absolue à mettre en place une culture radiologique pratique au sein de la population en commençant par les écoles où il est urgent de mettre en place des travaux pratiques radiologiques, pour que les habitants puissent adopter d’eux-mêmes des comportements moins inadaptés aux graves risques encourus ».
Nous avons rendu compte à de multiples reprises aux différents colloques de « l’AEMCX » de nos avancées et de nos interrogations pendant cette mission. Une thèse a tenté de dégager les principes de la « recherche action » originale que nous avons mise en place petit à petit sur le terrain pour faire face aux défis innombrables qui nous étaient lancés et aux incidences dramatiques de la situation sanitaire et sociale crées par la radioactivité.
Notre équipe s’était constituée sur deux principes partagés par tous ses membres :
- Prendre en compte le caractère complexe, multi-acteurs, multidisciplinaire de la situation en essayant de modéliser non seulement les multiples processus interactifs à l’œuvre mais aussi notre méthodologie d’intervention.
- Privilégier l’aide à la population à l’écriture de beaux articles scientifiques sans incidence sur leur qualité de vie et considérer la population comme l’un des experts de la situation avec laquelle il fallait coopérer pour construire des solutions satisfaisantes (ou moins pénalisantes).
Comme toute action fondamentalement innovante sur tant de points de vue : posture de chercheurs, recherches et actions si intimement mêlées, approche constructiviste, et représentation de la situation par la modélisation des situations complexes observées, coopération étroite avec la population …, nous n’avons reçu, pour cet engagement total à long terme de notre part, que des critiques de la part de la société civile :
- Les écologistes nous ont reproché de montrer qu’on pouvait améliorer les conditions de vie dans les territoires contaminés, ce qui tendait à justifier, d’après eux, le maintien des populations sur place.
- Les nucléaristes nous ont accusés de noircir le tableau et d’inquiéter la population française sur le drame que serait un accident majeur dans une centrale nucléaire Française.
Bref, pour les écologistes, il fallait laisser mourir sur place les habitants et leurs enfants pour prouver le danger du nucléaire et, pour les nucléaristes, il ne fallait pas susciter de doute sur le choix du « Tout Nucléaire » qu’a fait la France au moment où le renouvellement du parc allait être mis en débat.
Comme il est alors appréciable d’avoir un lieu, une communauté scientifique où l’on puisse rendre compte de nos efforts, être compris et recevoir de nos collègues la « chaleur humaine », la « chal-hum » comme aime à le dire Jean-Louis, et y recevoir suggestions et critiques constructives, car il ne faut jamais se départir de cette « obstinée rigueur » que Jean-Louis, à la suite de Léonard de Vinci, nous a toujours incités à observer.
Parmi les nombreuses manifestations organisées par Jean-Louis, j’en évoquerai deux qui m’ont particulièrement marqué. Le colloque mémorable du Futuroscope, où j’ai pu voir mon premier film en relief, symbole d’une nouvelle représentation du monde à trois dimensions, et où j’ai rencontré Bruno Tardieu, aussi engagé dans l’association ATD Quart-Monde que moi-même au sein de l’Arche de Jean Vanier. Nous avons découvert que nous étions passés l’un et l’autre par le GERBIOS pour notre thèse à cinq ans d’intervalle. Tous deux nous nous étions engagés pour une société plus accueillante à la différence, plus solidaire de ceux que la vie n’a pas gâtés.
Ce colloque nous a permis aussi d’entrer en compréhension profonde de la vie d’un quatuor qui était venu nous faire réfléchir sur la dynamique de la construction d’une équipe, la leur, mais par analogie, à celle de toutes les équipes. Un spécialiste de la prospective nous fait distinguer les tendances lourdes de l’évolution du monde, assez prévisible justement par une modélisation des situations complexes, et les signaux faibles, émergences imprévisibles, qui annoncent un avenir nouveau. Il nous a donné une nouvelle justification paradoxale de la modélisation des systèmes complexes : non seulement, faisant la synthèse à une date donnée de nos connaissances sur les processus à l’œuvre dans une situation et leurs interdépendances, cette posture de modélisateur nous permet de prévoir les évolutions majeures, mais aussi, grâce aux écarts de l’évolution du réel avec nos prévisions, elle attire notre attention sur l’émergence, la nouveauté qui est en train de naître. Ces petits écarts entre prévisions et réalités, que le modélisateur se doit de ne jamais ignorer, signalent deux choses capitales : d’une part l’incomplétude du modèle qu’elle nous donne la chance de pouvoir compléter par de nouveaux processus et/ou de nouvelles interactions jusque-là méconnus, oubliés ou cachés. D’autre part, elle attire notre attention sur ces signaux faibles qui annoncent l’émergence de nouveautés qui seraient passées inaperçues sans ce travail de prévisions que permet le modèle.
Cet exposé confirmait, s’il en était besoin, la nécessité de ne jamais défendre contre vents et marées le modèle auquel on est parvenu, le justifiant parfois jusqu’au délire, mais avec « une obstinée rigueur » là encore, cent fois sur le métier remettre le modèle dans un acte de modélisation permanent pour une amélioration continue de notre représentation du réel. La modélisation permanente, voilà le résultat le plus important de la posture du vrai modélisateur de systèmes complexes, s’appuyant momentanément sur le résultat de son travail, le modèle, pour transmettre ces découvertes mais toujours prêt à le remettre en cause. Car un modèle, fût-il complexe, est toujours en retard sur le réel, toujours plus simple que le réel, car la carte n’est toujours qu’une représentation provisoire, une projection toujours insuffisante, sans cesse dépassée par la complexité et l’évolution du territoire.
J’évoquerai enfin le colloque de Cerisy où j’ai bénéficié, comme tant d’autres, du travail organisateur et reliant de Jean-Louis. Pendant huit jours nous avons pu, du petit déjeuner aux soirées amicales, côtoyer 80 personnes de toutes disciplines venues confronter leur démarche de terrain et leurs tentatives de modélisation. Jean-Louis ouvrant le bal, remplaçant au pied levé les absences de dernière minute, y a déployé une réflexion assise sur ses innombrables lectures des philosophes, des mathématiciens, des physiciens, des biologistes, … pour dresser le tableau d’un constructivisme complexe et d’une épistémologie de la modélisation auquel je viens de faire allusion.
Ce Colloque a été éclairé par la venue d’Edgar Morin, qui subissait alors de plein fouet des attaques frontales injustifiées dans la presse concernant ses prises de position dans le conflit israélo-palestinien qui nous a dressé la fresque d’une Science en pleine mutation de la complexité restreinte, enfin admise par les autorités officielles du CNRS, à la complexité généralisée qu’il défend et dont il montre les exigences radicale :
« Pour vivre dans un monde fondamentalement complexe, nous sommes contraints à la simplification sous peine de ne plus pouvoir gérer l’information en explosion combinatoire, mais notre devoir de scientifiques est, non seulement d’être conscient de la simplification que nous effectuons, mais de la justifier de façon probante. Le principe de cette simplification s’appuie sur l’objectif que nous nous donnons. Tout modèle est une simplification du réel en vue d’un objectif et ne peut donner du réel, dont la complexité est généralisée, qu’une représentation tronquée. Mais la modélisation peut et doit justifier les simplifications du réel qu’elle a opérées par souci d’efficience, précisément par le but qu’elle poursuit, simplifications rendues indispensables pour pouvoir gérer la situation et atteindre son objectif ».
A l’issue de cette réflexion, J’ai conscience d’avoir plus parlé de moi que de Jean-Louis, mais c’est l’incidence trop souvent méconnue de son action sur le groupe qu’il a constitué et constamment alimenté de ses travaux et de ses lectures si riches que j’ai voulu montrer. Son action a permis à un enseignant-chercheur particulier, un exemple parmi tant d’autres, de trouver son chemin, en marchant … non pas seul, mais sous la houlette de ce guide précieux avec un réseau serré d’amis.
Relier, relier toujours davantage les chercheurs et leurs recherches dans une démarche rigoureuse et honnête d’échanges interdisciplinaires qui débouchent sur la construction de projets complexes, il en émergera toujours du neuf : tel est une des grandes leçons qui se dégage de la vie de Jean-Louis Le Moigne.
Encore merci, Jean-Louis, pour ton travail scientifique et tes qualités humaines qui ont eu une telle fécondité !
Gilles LE CARDINAL, en 2e partie du livre en hommage à Jean-Louis LE MOIGNE : Agir et penser en complexité, L’Harmattan, juin 2012